C'est avec une belle assurance qu'il avait fixé la rencontre dans un restaurant mexicain de Montparnasse, cuisine lourde et relevée, cadre et clientèle voyants. 
Il arriva en retard. Il avait mis du temps à choisir sa tenue. Devant sa glace en pied, mains moites, il avait finalement opté pour un look texan, ses jeans dans des bottes « santiags », chemise en polyester façonné, moulant ses épaules larges mais rentrées, poitrine puissante et creuse, lacet de cuir autour du cou et stylo Mont Blanc à la poche poitrine de sa veste. Qui du reste est la seule concession que ce jeune diplômé d'une des deux plus grandes écoles de commerce françaises fait à la norme : il porte la très obligatoire veste sombre du cadre hexagonal. 
Comme sur ses bottes je le complimente, l'Aigrefin s'empresse : "…achetées aux States, quand je faisais mon stage de dernière année." Aller si loin pour rapporter tant d'inconfort ! L'angle incliné des talons entrave sa démarche, peut-être plus harmonieuse à l'habitude. Je vais bientôt découvrir qu'il fuit tout ce qui lui semble conformiste. Il se singularise par des particularités souvent hors de propos et il lui devient presque naturel de ne point penser comme les autres. Il cultive le paradoxe pour prouver qu'il ne se croit pas inhabile aux plus difficiles emplois.
Il se raconte avec complaisance et passé l'énervement qu'il excelle à dissoudre, il est loin d'être inintéressant. Il est l'homme des coups, seconde ligne indispensable du "top manager". Manager lui-même sur le terrain, il sait faire rêver sa petite troupe en lui prêtant ses propres desseins. Il ne se bat pas pour une fonction, une compétence ou un idéal, il se bat pour lui, pour sa carrière, à chaque échelon il s'acharne à distinguer le suivant et à trouver le coup qui lui fera passer l'obstacle. 
Cet égotisme lui donne une efficacité redoutable car une fois l'élan pris, il ne recule devant rien, avec une certaine inconscience ; on doit pour le moins lui reconnaître son courage. Il est parti de rien, ce qui certes, n'explique pas tout. Il a de l'instinct et cette forme d'intelligence qui, comme elle attribue aux autres ses propres mobiles très compliqués, connaît les mille manières sordides de l'âme par lesquelles on tient plus faible que soi.
Au cours de l'entretien, il voulait être plaisant mais il se voyait qu'il n'était pas à son affaire. Il s'agissait de ne pas le contredire, juste lui donner la réplique, sans quoi il aurait été moins naturel encore. Il travaillait à rendre sa voix chaude et sensuelle, il conta son amour pour La Femme, son envie d'écrire des romans, ses talents de séducteur. Il avait à plusieurs reprises regardé longuement une jeune fille et en sortant du restaurant, je remarquai qu'il trouva le moyen de griffonner son numéro de téléphone sur une carte de visite professionnelle, où sa fonction apparaissait crânement. Et avec grâce, de la remettre à la belle.
L'Aigrefin présume de lui-même à un point tel que rien ne peut l'embarrasser et qu'il se sait bon gré de tout ce qu'il fait ou tout ce qu'il dit. Il est charmé de son esprit, de ses projets, de ses manières, de ses discours, de sa conduite, convaincu sérieusement qu'il n'y a rien dont il ne soit capable. Or si c'est un grand défaut de n'être bon à rien, c'en est un autre de se prêter indifféremment à tout. Lui veut suffire à tout, même en prenant le risque d'être jugé bon à rien. Il prétend plaire à tous, au risque de n'être du goût de personne. Son air de confiance et de triomphe, sa manie de s'estimer heureux, agacent prodigieusement et font de lui un fâcheux, mais il jouira longtemps de ses illusions sur lui-même parce qu'il ignore, à l'entendre, ce que c'est qu'échouer, et à le voir, ce que c'est qu'être mécontent de soi.
Je ne l'avais pas contré, pour qu'il se livre. Bien m'en prit, car quand un fanfaron croit qu'on le respecte, voire qu'on le craint, sa nature se découvre, il apparaît fier et important à outrance, et cela même peut lui réussir : dans l'entreprise comme dans la vie, ils sont nombreux à être heureux de se débarrasser de leur liberté pour soumettre leur volonté à ceux qui leur paraissent détenir la vérité immédiate du pouvoir. Il avait dit cela avec un sourire niais et bon enfant, puis se souvenant brusquement de sa dignité neuve de jeune manager, il reprit un air de gravité étudiée. Cette affectation est positivement le contraire de la grandeur ; c'est une sorte de louange muette que l'Aigrefin se donne, mais que les gens d'esprit qu'il croise entendront comme son propre panégyrique qu'il se ferait tout haut : se louer soi-même, c'est le moyen de n'être guère loué par les autres. Son caractère est d'ambitionner les compliments mais il n'a pas le temps de chercher à s'en rendre digne, tellement il dépense à le paraître. 
Là où il est le plus incurable, c'est lorsqu'il feint la sagesse. Toutefois, il faut lui créditer assez d'intelligence pour éviter le ridicule et s'appliquer à s'en détourner ; et alors il tombe dans l'écueil qu'il essayait de fuir, en affectant de ne pas affecter !
Peu importe, on le craint aussi. En réunion avec sa direction, il se montre enfoncé dans quelque méditation abstraite, mais simulée ; toujours enveloppé d'un sérieux sombre mais étudié, il semble porter le poids des problèmes. Il tâche de passer pour l'homme profond, le politique habile, à l'esprit propre aux grands emplois et aux affaires importantes, alors que chacun se demande à quel mauvais coup il s'emploie. Et les puissants, finalement, de le ménager, on ne sait jamais… Il peut servir. 
A l'affût, il joue au discret et surtout au mystérieux, au compliqué, au percutant. Un dossier de rien du tout, il le transforme en labyrinthe, en casus belli, en urgence à négocier, en plan sinueux, dont très peu pourront suivre les cours. Dans sa manière de réciter à mots couverts, c'est là qu'il culmine, qu'on perçoit cette emphase qu'il garde d'habitude pour lui-même et pour ses supérieurs. Quand, dans ses machinations, il se sent frôler l'abîme, il fait volte-face, noie son ennemi de compliments et de protestations d'estime. Il s'imagine que c'est presque blâmer que de ne pas louer extrêmement. Il ne voit pas qu'il manque de politesse et qu'il risque de se faire moquer lui-même !
Il est à l'abri des mauvais sorts, parce que rien ne le détourne de ce qu'il se fixe au coup par coup. Il ne fait montre d'aucune qualité humaine de générosité ou de grandeur d'âme pour servir ses desseins mais sait à merveille manier la prudence. Ses diplômes lui servent une fois pour toutes de caution et de garantie pour l'avenir. Sa réputation lui importe : partout où il passe, il essaie de prime abord de gagner l'estime mais, incapable de changer les sentiments désavantageux qu'on forme sur lui, il les exploite. Alors comment expliquer qu'il ait tant de relations ? C'est qu'on lui est redevable de services rendus et que ce qu'il ne peut obtenir de bonne grâce, il l'achète. 
Quand il quitta le restaurant, notre serveur, que j'avais vu moquer son allure et son maintien, lui souriait obséquieusement en tenant la porte ouverte sur l'avenue. Le pourboire que l'Aigrefin avait laissé était fait pour impressionner.

Mais pour son avenir, l'Aigrefin a des ressources. Il a l'habitude de réussir, cela le flatte au point qu'il aspire toujours à de nouveaux succès, plus avide de gloire à mesure qu'il en acquiert davantage. A ce jeu, d'autres, au contraire, ont perdu tout : leurs débuts de carrière prometteurs les ont enivrés, aveuglés, conduits au précipice faute de n'avoir pas su s'arrêter à temps pour mettre en sûreté leur réputation par une sage retraite. Mais ceux-là étaient des hommes sincères et l'Aigrefin lui, est un faussaire. Sauf toutefois dans la haute idée qu'il se fait de lui-même, dans sa foi en ses qualités... Finalement, on ne peut le soupçonner de feindre toujours !
4 enfants, 2 mariages, 6 métiers, 14 déménagements, 12 livres, 24 ans plus tard, il se dira « toujours vivant, toujours à la recherche de sens, toujours musicien ». Car toute sa vie, il a continué d'apprendre. Il a choisi d'être un indépendant : aujourd'hui, il est coach d'entreprise, psychothérapeute, et écrivain. Il a blanchi, il s'est bonifié, comme un grand vin. Il est devenu le guerrier qui habitait ses rêves.

Extrait de "Portraits de Francs-Tireurs", enquête sur les comportements des Français dans l’entreprise, in "Base de Connaissances sur la Mondialisation des Cultures" Publication Ministère de la Recherche (Aditech).