Il se croit juste. Sans quoi il n'aurait point agi et vécu comme il le fit. Partisan d'un système égalitaire et vertueux, il est implacable à l'égard des responsables quand il les juge pusillanimes ou corrompus. Une certaine surdité et peut-être une peur enfouie, qui éclate parfois en flambées de haine, sont les revers de sa justice. Il aurait fait un bon inquisiteur, douloureux, efficace et torturé.
Dans l'entreprise, le Juste est techniquement très compétent : scientifique, il fait de la recherche appliquée, on le retrouve en Recherche et Développement, il est l'homme de terrain des services Exploration, l'inventif créateur de logiciels. C'est dans le monde de la Science, aux repères rassurants, qu'il fuit ses terreurs et c'est sur le terrain, dans l'aventure, qu'il s'absout.
Il est hors de la course au pouvoir car il a mis son ambition dans le métier plus que dans la carrière et il lui importe bien davantage d'être reconnu pour la qualité de ses travaux et de ses publications que par une promotion hiérarchique. Sa promotion à lui passe par la droiture, et sa grandeur d'âme ne se sépare pas de la générosité : il ne se borne pas à dire du bien d'un ami, ou à lui en faire, il va jusqu'à dire du bien d'un ennemi, et quelquefois il se plaît à lui en faire.
Maxime fondée, il est vrai, sur le christianisme, dont il a une conception quasi partisane. Intègre, presque intégriste, mais pas intégré du tout, le Juste est au-dessus de la mêlée, il voit la vanité des "grenouilleurs", comme il les nomme, et leurs "pitreries" qui l'insupportent. Il renvoie cette vanité au goût dépravé du vulgaire : il abhorre violemment l'ostentatoire ambition de certains cadres qui l'entourent. Il faut lui reconnaître qu'il lui serait honteux de n'être qu'une copie servile ainsi que le sont certains de ses collègues.
Dans sa partie il est un modèle et un concert général salue l'excellence de son savoir-faire. Sa tangible compétence, son expérience, acquises souvent cher sur le terrain, au prix parfois d'expatriations difficiles, le mettent naturellement hors d'atteinte des luttes opiniâtres et sa gloire, c'est dans la solitude qu'il la goûte. Son savoir est spécialisé, indispensable à la recherche et à la production, mais de l'organisation et de l'organigramme il ne veut rien savoir.
Quand on consulte, en réunion, l'expert incontesté qu'il est devenu, on rit de son apparence dont il ne fait aucun cas, mais on respecte son flair d'homme d'expérience et sa compétence de spécialiste. Le talent du Juste est reconnu de quelques particuliers, mais il sait au fond qu'il serait vain d'espérer que l'estime de ceux qui le reconnaissent gagnât le grand nombre. 
Il sait aussi que c'est peu de gagner l'esprit si l'on ne gagne pas le cœur, et que c'est beaucoup de savoir se concilier tout ensemble et l'admiration et l'affection. Alors il est peu entouré, car la véritable estime ne s'achète point, elle se donne, mais elle ne se donne qu'au mérite.
Il assiste en retrait à la ronde du pouvoir, seulement appuyé sur quelques amitiés solides, des vieux copains qui ont « honnêtement grimpé », dit-il, jusqu'à la Direction Générale ; lui a préféré rester un scientifique. Sa loyauté à son art, son intégrité, qui font sa force, ont fait aussi la rigidité de son caractère, révélée par des classifications parfois arbitraires, des propos simplement définitifs, des jugements souvent sans appel. Le Juste est un homme qui conservera sa vie durant les mêmes idées politiques, morales, philosophiques… ce qui le rend difficile à pratiquer dans les réunions, y compris de famille, probablement. 
Mais il est sincère et se bat avec ses certitudes pour la "bonne cause". Il s'échauffe sensiblement quand il croit avoir raison. Toute chose discutée devient alors une affaire sérieuse, une sorte de querelle même, où le point d'honneur importe. Dans l'entreprise, sa bonne foi le pousse aux extrêmes : lettre d'insoumission au nouveau PDG parachuté par le pouvoir politique, note pour signifier publiquement sa désapprobation face aux manigances d'un incompétent peu scrupuleux ; le Juste a le courage de ses opinions et il va loin, il a eu des mots célèbres et terribles, sa participation à la culture d'entreprise est d'ordre guerrier.
Il y a une sorte de singularité dans son comportement, qui le sépare du commun des mortels. Cette singularité prend sa source dans la grandeur d'âme et dans l'élévation des sentiments : dans l'entreprise, il se sent investi de devoirs, mais à un point tel qu'il s'aveugle et les retourne parfois en intolérance et en jugement sans appel à l'égard de ceux qu'il a définitivement condamnés.
Il fait rire les collaborateurs qu'il croise au siège, avec son vieux sac bourré de dossiers, de cartes, de crayons feutre et de tabac brun, calvitie devant, cheveux fous derrière. Vieille Peugeot patinée au parking, pipe collée sous la moustache, son bureau est un chantier déserté par les équipes de nettoyage. Il a, de très loin, la plus grosse cote auprès des jeunes ingénieurs de la maison. Deux catégories l'indisposent : les commerciaux et les directeurs des ressources humaines. Il leur voue une sorte de mépris, il les ressent comme des êtres inutiles, scandaleux et vils. Ingouvernable et compétent, intolérant et convivial, le Juste saluera spontanément le garçon d'étage du building de sa société et fera mine de rebrousser chemin pour ne point pénétrer dans l'ascenseur où il voit un ennemi : un de ceux qui œuvrent pour leur promotion dans les sphères de la Direction Générale. Il est certain que très souvent de grandes choses qu'il fait lui-même ne paraissent presque rien et que les petites intrigues de ceux-là, au contraire, paraissent beaucoup. Que ce que l'on montre importe plus que la réalité, qu'il y a des gens fort estimés dans l'entreprise, et qui pourtant ont un mérite médiocre. Il les regarde, mus qu'ils sont par la quête d'une vaine gloire fondée sur l'amour-propre et racine de leur impolitesse. Et lui, à qui cet "art" manque, perd toujours aux yeux des autres une bonne partie de son mérite.
Et pourtant il est heureux dans l'exécution de son métier. Qu'il s'agisse de l'ordonnance ou de la conduite d'un projet, d'assigner à chaque chose sa propre place, ou de tenir un pari sur l'exploration d'un champ de recherches nouveau. Lui seul, parmi beaucoup de cadres qui l'ont accompagné dans sa vie professionnelle, ne désirait évidemment rien pour lui-même, ne nourrissait d'hostilité a priori envers quiconque, et ne désirait qu'une chose, la réalisation du plan déduit de sa théorie, fruit de longues années de travail. Et s'il était désagréable parfois, son attachement passionné à ses idées forçait le respect.
Il s'est perdu à jamais aux yeux de la Cour et des courtisans, car au lieu d'accepter le poste de direction qu'on lui proposait, il préféra poursuivre sa voie scientifique.
Il a trouvé son équilibre en poursuivant ses recherches, devenues un devoir dont il s'acquitte avec constance, publiant jusqu'à la retraite et même au-delà. Pour qu'au moins, à l'échelle géologique des temps, ce savoir ne soit pas perdu.

Extrait de "Portraits de Francs-Tireurs", enquête sur les comportements des Français dans l’entreprise, in "Base de Connaissances sur la Mondialisation des Cultures" Publication Ministère de la Recherche (Aditech).