Il donna un très mystérieux rendez-vous dans le piano-bar d'un grand hôtel parisien, où il m'attendrait en lisant Le Figaro. Je porte des lunettes, avait-il précisé sur un mode conspirateur. Le pianiste commençait de jouer, qui allait couvrir les voix et protéger l'entretien d'éventuelles indiscrétions. D'un fauteuil club, de cuir moelleux, se leva un homme d'une quarantaine d'années, lunettes distinguées, costume couture, cravate précieuse : le "cadre export, Boutiques Aéroports de Paris".
Le Misanthrope se méfiait visiblement, son attitude indiquait qu'il avait des choses à taire et des confidences à suggérer plus qu'à dire. Mais la misanthropie n'était pas sa vocation première et je compris que ce sont les circonstances qui l'ont poussé à cet état : il ne fuyait pas exactement la société des autres cadres de l'entreprise, mais ceux-ci l'ont écarté parfois et l'ont plongé dans cette humeur bourrue et le dégoût où je le trouvai. 
Pourtant il s'occupe aujourd'hui activement à améliorer son sort et il n'est pas indifférent non plus à la destinée de ceux qui, aux tréfonds de sa disgrâce, ne lui ont pas retiré leur sympathie. Je devinai qu'il voguait à la fois dans la pathogénie du brimé et dans l'exultation d'une victoire qu'il prévoyait totale : le Misanthrope était, au moment où je le rencontrai, sur le point de jaillir tout requinqué du placard où l'avaient précipité des malfaisants.
Il avait vécu des années d'expatriation brillante, pendant lesquelles il avait eu les pleins pouvoirs, l'honneur d'être l'ambassadeur de la maison mère et aussi la gloire d'être l'interlocuteur privilégié des autorités locales. Le retour au sérail ne fut point pour lui celui de l'enfant prodigue, hélas. Sur la scène du siège social, le come back est un rôle aléatoire. 
Le calvaire du Misanthrope avait commencé par un rapatriement très dur, dans un contexte défavorable aux idées politiques qu'il avait affichées jusqu'alors et qui n'étaient plus en odeur de sainteté à la Direction Générale. Il réintégra le siège et trouva à sa place des loups qui, en son absence, avaient pris du poids. Il connut soudain la perte brutale d'influence alors qu'il avait goûté à l'autorité suprême dans la filiale étrangère qu'il dirigeait.
On lui attribua un bureau moins "directorial" que celui qu'il venait de quitter, mais spacieux tout de même, et on lui adjoignit une assistante gracieuse : il s'agissait d'acclimater le disgracié. Quelques mois plus tard, en haut lieu, on se demanda pourquoi le Misanthrope bénéficiait de tant d'attributs ; il ne changea pas d'étage, ce qui aurait été cruel car chacun aurait pu mesurer sa déchéance mais il dut cohabiter avec un collègue, connu comme le ringard de la Direction, dans un bureau de taille moyenne, avec une seule ligne téléphonique, une assistante pour deux et un brutal contingentement des notes de frais. Restaient la cantine et les tickets-restaurant.
 Alors, pour lui, après le temps des loups, vint celui des chacals, plus dur encore, car les charognards étaient dissimulés dans leur besogne, nombreux et retors. Il descendit d'un, puis de deux étages, eut un petit bureau, un supérieur hiérarchique plus jeune, moins compétent que lui, et deux jeunes subalternes. Bien entendu, une assistante débordée, pour tous les quatre. Le comble du raffinement étant de le court-circuiter systématiquement, il n'avait plus accès aux dossiers qu'on confiait ostensiblement à des subordonnés sur lesquels, finalement, il n'avait aucune réelle autorité.
Parfois, les petits honneurs qu'on lui décernait montraient clairement combien on était mécontent de lui. L'octroi de certaines besognes douteuses pouvait aussi bien signifier qu'on voulait le garder en réserve, ou se débarrasser de lui.
A ce crescendo placardesque, à ces intrigues de courtisans, le Misanthrope accablé ne répondit pas immédiatement. Mais en lui une flamme brûlait toujours, qui embrasa bientôt son âme entière : "- Ils veulent m'avoir, c'est moi qui les aurai ! Ils m 'attaquent au char d'assaut, je n'ai que ma carabine de chasse mais je les attends, je les abattrai tous, un à un." Il devint alors le champion de la riposte graduée et le temps qui acheminait l'entreprise et le pays vers l'alternance, travaillait pour lui.
Aujourd'hui sa réhabilitation, sa victoire, s'annoncent complètes. Il se souvient : « - Tout est venu à son heure et s'il avait fallu écouter tous les conseilleurs, j'aurais fait quelques imprudences. Et puis à trop se presser, les choses n'avancent pas. Je n'allais pas monter à l'assaut, ni prendre des forteresses inaccessibles, il fallait la patience et le temps : avec ces deux-là, (il hoche la tête), je suis sorti de l'ornière où ils m'avaient jeté ». 
Savoir attendre, prendre l'empire sur ses passions ; il s'était mis à l'épreuve du secret, de l'attente, de la violence qu'il faut se faire pour n'éclater qu'à propos. Tandis que ses illusions s'étaient désabusées, il tenait contre tous, sa grandeur d'âme comme bouclier contre les injures, contre les railleries, et même contre certains reproches justifiés qu'on lui faisait. Il se fit une petite philosophie de ce qui lui advenait : « (...)on brave les placardisations de la vie professionnelle par d'honnêtes diversions, par un mot qui fait plaisir à qui nous offense, par une politesse qui donne le change à l'agresseur, par un air d'aisance, à la cantine de l'entreprise, qui fait taire les bavards faussement apitoyés de votre mise à l'écart. Une contenance gracieuse déconcertera les vilains et c'est dans la disgrâce qu'il est utile de savoir écrire une lettre ou de placer un mot à propos ».
Au placard, il n'inventa ni n'entreprit rien mais il écouta pour, le moment venu, se souvenir de tout, mettre tout à sa place, laisser faire ce qui peut être utile et empêcher tout ce qui serait nuisible à sa carrière.
Quelques jeunes cadres prirent le statut intéressant d'accompagnateurs de la traversée du désert du Misanthrope, ils furent ses confidents, ses émissaires, statut qui peut se révéler très prometteur le jour venu. Les aides de camp de nombreux chefs d'entreprise ont conquis leurs galons sur ce front où ils connaissent les faits et gestes de l'ennemi, et ils savent qui sont les traîtres possibles. 
Le Misanthrope apprit aussi qu'en cas d'incompatibilité d'humeur, que ce soit plutôt avec le prince qu'avec Dieu et plutôt avec le sujet qu'avec le prince. 
Il sut enfin, à ses dépens, que la renommée n'est pas à l'égard du bien ce qu'elle est à l'égard du mal : elle se tait plus volontiers sur le bien. Il avait compris qu'il y a plus puissant que sa volonté : le cours inépuisable des événements. Il sait maintenant le voir, en saisir le sens et renoncer à intervenir, renoncer à l'orienter dans une autre direction.
Aujourd'hui, assuré du revirement politique de la Direction Générale, il est en sereine contemplation de ce qui va advenir, convaincu que tout s'accomplira comme il se devra. Il y a mille exemples de ces retours, qui de l'abîme de l'adversité relèvent au faîte de la prospérité. Maintenant qu'il sait ce que sont les affronts de la fortune, il se gardera de s'exposer dans des circonstances critiques et de s'opiniâtrer, empruntant à la poésie une grave sentence qu'il restitue à la sagesse : ne rien faire et ne rien dire lorsqu'on a la fortune contre soi. Au reste il a beaucoup souffert car avec un début de carrière des plus heureux, il a ressenti plus vivement encore l'adversité. Aujourd'hui il est très heureux puisque les malheureux goûtent bien plus leur nouveau bonheur que ceux qui n'ont point encore connu l'adversité.
Le Misanthrope a acquis du jugement et de la critique pour observer tout, il est devenu un lynx pour percer tout. Sa mésaventure lui a laissé le loisir d'être plus lucide que jamais et plus disponible aussi et il mit à profit cette vacance de son pouvoir dans l'entreprise pour infiltrer d'autres pouvoirs parallèles : syndical, politique, franc-maçon. Le "placard" a forgé un homme déterminé, attentif, qui sonde d'abord le fonds et qui, éclairé, en développe peu à peu les replis, puis, judicieux, en mesure avec équité toute l'étendue. Critique de bonne foi, il décide sans préjuger. A ses sens affûtés par l'épreuve, le fourbe cherchera inutilement à se masquer, le sot à se couvrir… 
Le Misanthrope a payé chèrement le prix de son savoir et, encore un peu empli de certaines rancunes, il aura appris que le temps permet de composer, de négocier sans qu'il soit besoin d'agir toujours. Le temps fut son allié. Le Misanthrope lui doit d'être devenu un expert ès sciences du relationnel. En terminant l'entretien, il était relâché, il me décocha un sourire lumineux. Un sourire enfantin.

Extrait de "Portraits de Francs-Tireurs", enquête sur les comportements des Français dans l’entreprise, in "Base de Connaissances sur la Mondialisation des Cultures" Publication Ministère de la Recherche (Aditech).