vendredi 10 juin 2016

L'EMINENCE (extrait de Portraits de Francs-Tireurs, à la manière de La Bruyère)





L’EMINENCE


Son Eminence est un dandy, un séducteur. Il a de l’esprit et un goût exquis. Il a toutes les chances, il est bien né, plutôt bel homme et d’un genre irréprochable. Il vient souvent de loin, d’un tout autre horizon professionnel que celui dans lequel vous le rencontrerez. Il est un parvenu intégré, un fringant illusionniste, un aimable pistonné, un arriviste élégant, mais aussi un homme de qualité.

Sa blessure est que tout, toujours, lui fut imposé par son milieu. Sa famille lui fit intégrer une grande entreprise comme on entre en religion ; alors il se tendit, fit l’indompté, le fougueux, protestant et ruant dans les brancards. Sa belle énergie se canalisa petit à petit dans une envie fixe : briguer un poste de pouvoir. C'était prétendre trop tôt à un poste clef, trop remuant, il s’était attiré de bonne heure la méfiance de la direction.
Un allié lui organise alors une mutation vers une filiale. De là, il ne pense plus qu’à regagner le siège. Il rejoint un complot contre ses supérieurs ; cette première cabale échoue, il entre dans une autre, qui échouera également. A trente-cinq ans, il va se décider enfin à prendre au sérieux la vie professionnelle. 

Son Eminence vient aux ordres et rentre en grâce. On le met à l’épreuve : un conflit social pointe, on lui impose de le régler au mieux des intérêts de la papauté. Il va employer son charisme à calmer les uns, à écouter les autres, mais il va commettre l’erreur de se rendre populaire : on loue sa largesse de vue, on l’acclame et ses supérieurs en prennent ombrage. Ils le croient définitivement passé à la sédition, ils moquent ses prétentions et leur défiance fait désormais de lui un rebelle. Il se venge sur-le-champ en prenant à son tour une part active à la Fronde. 

Il est devenu l’âme de la résistance, il combat, il induit, il manœuvre entre les partis, il essaie d’obtenir le poste qu’il convoitait et peut-être même celui du patron, dont il s’estime digne. Cette rébellion révèle sa vraie nature, l’Eminence est capable de rendre ligueur, frondeur, subversif et presque séditieux, par contagion, le plus honnête de ses collaborateurs, sans jamais se mettre personnellement en danger.

Intrigant spirituel, il se montre non seulement philosophe, mais aussi des plus curieux, des plus piquants, c’est un homme de pouvoir, à la plume acérée, un virtuose du tweet, du rapport d’activités et du journal d’entreprise. Il met tout son talent dans la rédaction de ses notes de synthèse, il a la touche vive, familière, supérieure, négligée en apparence, qui atteste la pâte d’un Maître. Ses discours sont sobres et vivement enlevés, ses textes sont fouillés et précis, il tire des maximes de son expérience : piquantes et instructives. 

Il s’est vu confier un haut poste, mais il ne disposait pas au départ de pouvoirs importants. Puis on aurait bien voulu le faire partir mais il s’est forgé trop d’appuis. On se venge de lui par mille piqûres et lui, bouillant, faussement impassible, attend son heure en méditant sa vengeance.

Quand j’arrivai, il parla d’abord de vétilles, me plaisantant affablement, nettement plus décidé à passer un moment agréable qu’à en venir au fait. Cette insistance n’était rien moins qu’une démonstration de pouvoir : il entendait contrôler la situation à son gré. Sa désinvolture était celle d’un homme sûr de lui, sur son terrain. Je pris l’air subjugué qui convenait pour qu’il ne se sentît point obligé d’en faire plus encore sur ce registre : je combattais le feu par le feu. Avec son instinct d’acteur, il sentit qu’en prolongeant trop longtemps sa pavane, il commencerait à perdre de sa grandeur. Car Son Eminence possède un sens très développé : la vigilance. Il guette les moindres mouvements et la moindre réaction de son interlocuteur, et cette veille inquiète, à peine perceptible, contraste avec sa belle assurance, ses gestes et sa voix énergiques. 

Il sait deviner et anticiper sur l’ennui et l’agacement qu’il pourrait causer. Ceci fait de lui un homme d’un commerce particulièrement agréable. Il a un génie particulier qui le fait aimer partout où il passe, ses propos, ses vêtements toujours justes, il est le mondain indispensable qui anime et alimente les conversations avec ce qu’il a recueilli partout pour amuser, séduire et instruire la galerie.

Dans la conversation, dans la vie professionnelle, dans la vie, la Raison ne le détermine pas vraiment. Bien qu’il jurerait le contraire, il ne suit d’autres guides que le hasard, le caprice, la bizarrerie, l’humeur. Il lui faut prendre sur lui pour éviter d’agir sous la pression de son humeur et dès qu’il sent venir la contrariété, il aurait intérêt à suspendre son jugement. Ainsi, il peut avoir approuvé un projet le matin et donné son accord ; il apprend à midi que son week-end de surf tombe à l’eau et il plonge illico dans le marasme. L e soir même, de fort méchante humeur, il se rétractera, il retirera son approbation du matin.

 Ainsi, pour mille petites choses, il peut prendre sa fantaisie pour loi. C’est le symptôme de son inconstance, il projette beaucoup, sans pouvoir vraiment se fixer : une défiance le mène de projets en projets. Il remet un dessein à peine conçu pour en former un autre, auquel il ne s’attachera pas d’avantage. 

Dans la course au pouvoir, il brille, il sait prendre la mesure des choses et de l’enjeu, mais c’est au moment d’agir de manière décisive qu’il reculera, pas vraiment parce qu’il fuit le risque mais plutôt parce que son sens de la spéculation lui présente tout sous deux faces très différentes, l’une pour, l’autre contre… 

Voilà pourquoi l'Eminence ne se déterminera jamais vraiment, voilà pourquoi il y aura toujours une part d'inachevé dans son destin. 
Voilà pourquoi tous les complots qu’il ourdira échoueront à un cheveu d’ange...


Extrait de "Portraits de Francs-Tireurs", enquête sur les comportements des Français dans l’entreprise, in "Base de Connaissances sur la Mondialisation des Cultures" Publication Ministère de la Recherche (Aditech).