Anne
Cette dame
élégante, qui tenait à distance les uns, en les glaçant un peu, et qui charmait
les autres, par son mystère et sa grâce. Qui se gardait des affects et des
effusions. Qui craignait, plus que tout, l’impromptu, les propos spontanés, les
emportements soudains… Cette dame était notre mère.
Elle avait
choisi, elle avait osé les contraires : en rencontrant Dominique, Anne
Gaiffe, aux racines nancéennes, picardes, parisiennes, béthunoises, allait se
colleter avec la latinité et la dinguerie de la famille Massa.
Fille
puînée d’une fratrie de quatre, elle avait reçu une éducation stricte. Un
grand-père général, des grands cousins qu’elle évoquait souvent, l’un pionnier
de l’aviation, l’autre résistant, déporté, héroïque. Elle, et ses frères et
sœur, Jean, François, Hélène, avaient eu pour père (Pierre Gaiffe) un homme strict, ferme,
peu enclin aux débordements. Marguerite, leur maman, tendre et souriante, se
dévouait beaucoup. A son décès précoce, Béthune porta longtemps le deuil de
cette dame généreuse et sensible. Anne connut l’exode en 1940, puis l’occupation
de sa maison par les Allemands, et les épreuves du « bachot » sous
les bombes des Alliés. Elle fit des études de Sciences Naturelles à la Catho de
Lille.
En 1947,
dans les Alpes, elle croisa Dominique, chef scout, fumeur de pipe, géologue, et
meneur d’une chorale qui réunissait, le temps d’une journée, des guides venues
du Nord à des scouts parisiens et facétieux. Avec Jean-Georges Pointel ils se
souviendraient à jamais de la Grande Casse, et de Tignes… Mais Dominique allait
bientôt quitter la France, pour une première mission en Turquie ; puis pour
une autre très longue mission d’exploration au Gabon.
Ces
années-là, Anne travailla aux côtés de Marie-Thérèse Cheroutre, au sein de
l’Equipe Nationale des Guides de France. Et elle repoussa, l’un après l’autre,
les jeunes gens qui lui étaient présentés. La mélancolie s’emparait d’elle peu
à peu, elle pensait à ce chef de choeur, spécialiste des «secondes voix», ingénieur
géologue, virtuose du chant tyrolien… Alors sa petite sœur décida de forcer le
destin, elle entama les recherches, il fallait retrouver Dominique. Il fut
localisé : il travaillait en Turquie. Ainsi commença la longue
correspondance entre Anne et Dominique. Et notre mère, femme minérale, conquit
le cœur d’un géologue ; c’était écrit, ce serait limpide, comme un quartz pur
dans l’eau de roche.
En 1954, Anne
et Dominique Massa, unis devant Dieu, embarquèrent pour Alger la Blanche et
pour une conjugalité au long cours. C’est là qu’ils nouèrent des amitiés
précieuses, Lydie Cottençon, les petites Sœurs de Jésus de Touggourt. Plus
tard, Francine et Bernard Duval, et les Arnould…
C’est à
Alger que naquit Edith. Un bref passage à Paris, Elisabeth. La Libye, Tripoli,
Frédérick. Le retour en France, Paris, Saint Cloud, Suresnes, Véronique,
Bénédicte.
Toutes ces
années, Anne fit face. Avec sa vaillance, appuyée sur les valeurs de la Loi
Scoute. Dominique partait souvent. Il partait loin. Maman affronta les temps troublés en Algérie, les
évènements de Suez, les soulèvements en Libye… Dans la difficulté, il fallait
tenir, et se tenir, quoiqu’il en coûte.
Les
saisons défilèrent ; il y avait les étés à Lardières, avec Mamie et les
petits Gille ; et les étés rue de France, à Nice ; il y avait les
hivers et les départs pour Saint François, chaîner la 403, rouler sur la neige,
dans le blizzard, pour nous conduire, seule, sans encombres, jusqu’au pied du
Montjoie. Et le lendemain, glisser avec prudence, sur des pistes bleues, effrayée
par tes enfants qui te frôlent en riant, un peu narquois, et qui filent vers la Noire du Grand Schuss, sur
laquelle jamais tu ne te risquas, ma chère Maman !
Puis il y
eut Odile, la belle-fille de ton cœur, et les gendres, Jean-Marc, Loïc, Bernard,
Etienne, et à Saint Pancrace, les tablées et les baignades bruyantes, les
Marciani, les cousins Crouzatier, les Viguier, les Granon, les Gille, les
Charlier, les Godon, Jean-Michel, Françoise et les petites Massa de Rennes, Andrée
et François, Monique, Hélène, Gabriel…
Et, dans
l’ordre de leur apparition sur la terre, tous tes petits enfants : Baptiste,
Arnaud, Arthur, Thibault, Charles, Nicolas, Daphné, Ulysse-Jean, Hubert, Xavier,
Benoît, Elsie, Jean-Romans, Olivier. Et les trois arrière-petites mignonnes de
Clara et Baptiste : Louise et Suzanne et Rosalie…
Entre deux
voyages, Maman contribuait à mettre en forme la thèse de géologie de Dominique ;
entre deux voyages, ils avaient ouvert, des années auparavant, leur maison et
leur cœur aux tout jeunes Pierre et Michèle et, des décennies plus tard, ce fut
Aude, qui habita aussi Suresnes… Aude, qui fut raccrochée in petto à la fratrie
Massa. Merci Maman, pour tout cela, merci !
En 2010,
ton cher géologue s’éteignit. Alors commença pour toi un temps du manque et de
l’absence. A Garches, dans ton appartement, tu découvrais la solitude. Tu
relisais les lettres que vous aviez échangées pendant plus de cinquante ans. Au
fil des semaines, le vide était douloureux mais tu créas de nouveaux liens et
tu rencontras le soutien et la bienveillance attentive d’Hélène Milet, devenue une
amie sûre, et ta confidente.
Ta réserve
m’aura laissée longtemps pensive, Maman. Mais je voyais combien tu t’inquiétais
pour les tiens et comment tu faisais face. J’ai compris que tu obéissais à
cette injonction qui te soutenait encore à Verneuil, de la canne au
déambulateur, puis du fauteuil roulant à ton lit. D’un monde où tu régnais, en
majesté, en beauté, où la maisonnée tenait sur tes épaules, où Dominique et
toi, et la tribu Massa, aimantaient les amis, où tu étais au centre. De ce
monde-là, où tu étais valide, au tout petit monde de l’EHPAD, où certains
résidents t’appelaient « la star », où tu devins surtout cette dame émouvante,
désarmée, dont le visage s’éclairait aux côtés de ses nouveaux compagnons de
vie. A La Vernoline, Maman se lia aux personnes qui prenaient soin d’elle et
la serraient dans leurs bras ; elle échangeait des sourires avec les autres
résidents. Elle s’adapta aux rituels simples d’une vie communautaire où certes
vous aviez perdu l’autonomie, mais où la fraternité émergeait joliment. Et les
attentions d’Hélène Gaudriot et son talent pour les écrire, et les cartes des
quatre coins de France et du monde, postées par tes petits-enfants, et Monsieur
Leroy, Jeannot, Germaine, Madame Morvan, Huguette, Madame Diot, Monsieur Hiis,
Alfred, la grand-mère de Sabine, Madame Bellot, Madame Lespiau…
Au
crépuscule de ta vie, moi qui t’avais tant agacée, à parler encore et encore, et
trop…, tu me laissas sans voix ; je restai muette, et admirative, car là, à
Verneuil, comme tout au long de ta longue vie, tu continuais d’appliquer à la
lettre ton exigeante injonction, peut-être contestable, mais qu’à t’entendre si
souvent dire, chacun des tiens avait faite sienne :
« PRENDS SUR TOI, il faut
prendre sur soi ! »
Merci Maman, pour tout, merci.
Verneuil, le 20 avril 2019.