NADOULSKI
Et bien voilà.
Nous sommes très peu, aujourd’hui.
Mais au fond,
c’est l’histoire de ta vie. C’est en cavalier seul que tu traversais les
époques, les groupes. Musicien professionnel, professeur d’arts martiaux,
journaliste, essayiste, docteur en philosophie, conseil en entreprise, de la
revue Matin d’un Blues (au nom
magnifique) à Nadoulek Consultants. De la ville dure, rapide, énervée, de
Paris…, à la splendeur de Pierrefonds !
De l’enfant pauvre au consultant international.
Tu as passé ta vie à la brûler par tous les bouts. Et tu as laissé
derrière toi des ruines fumantes. La politique de la terre brûlée. Brûler ce
que l’on aime. Seul comptait ton destin. Et il fut extraordinaire. Hors normes.
(silence)
Bernard est né à Jaffa. « Dans les orangeraies », comme il
aimait dire. Camille et Batia, ses parents, s’étaient rencontrés dans l’armée
israélienne. Camille, d’origine polonaise. Batia, née à Bagdad. Les rafles et
les déportations les avaient poussés tous les deux jusqu’à la Terre Promise.
Quand Bernard eut presque 5 ans, ses parents s’installèrent à Paris.
Passage des fours à chaux. Paris 19ème. Il faisait froid. Les murs
du tout petit appartement étaient couverts de salpêtre. Et les enfants de
l’école ne comprenaient pas l’hébreu.
Puis Daniel naquit. Puis Jean-Michel. La famille s’était installée dans
un logement neuf, avec des sanitaires modernes, à Bondy, Seine-Saint Denis.
À l’âge de raison (façon de parler, car Bernard ne fut JAMAIS
raisonnable), enfant très précoce, curieux de tout, avec des aspirations
supérieures, Bernard cessa de dormir la nuit. C’est en classe qu’il se reposait
toute la journée. Et toutes les nuits, il lisait. Tout ce qui passait à sa
portée : les romans-photos de Batia, les notices techniques de son père,
les revues qu’il volait et qu’il dissimulait avec soin, de crainte que son
recel fût découvert et violemment réprimandé !
Puis il lut intégralement tous les livres de la bibliothèque de son
école, à raison de 3, 4 livres par nuit. Et comme on le traitait de menteur, il
dût prouver qu’il en connaissait tous les détails… Tout était déjà là : la
passion des livres, la mémoire absolue, le sens du récit, la concentration, le
goût du savoir, de la connaissance. La ruse, et l’aplomb.
Et puis il a grandi. Au milieu des bandes de blousons noirs. Les
répétitions dans les garages. Les premiers concerts. Bernard, basse, guitare,
chant, décida qu’on l’appellerait « Bob ». Il écoutait James Brown.
Sa précocité et sa stature (1m84 à 14 ans). Le refus de partir dans une
filière pro CAP de soudeur. Les fugues pour rejoindre des formations et donner
des concerts. Et l’étude du solfège et de l’harmonie. En autodidacte. Squatter
chez les copains. Fuir Bondy, l’usine, et embrasser Paris et une carrière dans
le show biz. Pour vivre, il fut musicien de studio. Il accompagna Coluche, Le Grand
Orchestre du Splendid, Lavilliers…
Les scènes alternatives, les cafés-théâtres. Bernard rencontra et
épousa Marie-Christine. Marie naquit en 1968. Il me parla bien souvent des
traversées de Paris en moto, avec la petite Marie accrochée à lui. Quand il
filait d’un studio d’enregistrement à son dojo, de la Faculté de Vincennes (où
il interrompait sans coup férir le cours de Deleuze, avec une assurance qui
fascinait le vieux maître) à une répétition de théâtre…
Il y eut les Autonomes, le mouvement MARGE, les articles dans Libé,
dans la revue Esprit, la création de L’Impensé Radical. Et les amis normaliens
du groupe Camarades : Daniel Cohen, Michel Marian…
Les cours de karaté, Laurent Nodinot, Christian Harbulot, José Lepiez…
Nous nous sommes rencontrés en 1984. Création de la société Macroscope.
Puis Nadoulek Consultants. Lorsque j’avais expliqué à Bernard que son travail
sur les civilisations pouvait intéresser les entreprises, il était resté coi,
rigolard et incrédule. Mais il percuta très vite : ainsi donc, tout son
travail, toutes ses recherches sur les cultures, son militantisme
d’extrême-gauche, sa gouaille à la Coluche et son sérieux quand il maniait les
concepts… Sa posture martiale, sa triomphante désinvolture, son irrespect des
convenances et des hiérarchies… Mais surtout, surtout, son érudition…
Il venait de comprendre que tout lui servirait !
Il devint une référence. Il fut le spécialiste du comparatisme. Il
comparait les 7 grandes civilisations, en décrivant leurs fondements
culturels : histoire, religion, approche de la stratégie…
Bernard, devenu docteur en philosophie, tenait en haleine son public.
Il bougeait sur la scène comme un félin menaçant. Et ses saillies verbales un
peu extrêmes choquaient parfois son auditoire de cadres supérieurs et de chefs
d’entreprise, formatés pas nos Grandes Écoles.
Bernard enseigna à l’Ecole Centrale, à l’Ecole Nationale Supérieure des
Télécommunications, à Sciences Po Paris, au CRC (Centre de Recherches des Chefs
d’entreprise), à HEC, à l’ESIEA (Ecole Supérieure d’Informatique), etc.
Il anima des séminaires de formation pour les plus grandes entreprises
françaises (ainsi, il parla 9 journées de suite, pour Apple France. 9 journées
sans un support, sans une note !).
Sa culture, son talent conjurèrent les critiques sur son style de
« loubard de banlieue ».
Charles Darmon, notre expert-comptable, voyait passer les facturations
des journées de formation. Il se souvient de l’assurance de Bernard pour
monnayer au plus haut ses conférences.
Nadoulski aura toujours gardé son esprit frondeur. Perso. Mal dégrossi.
Qui n’a pas les codes pour se tenir à table. Qui quitte les convives pour se
rouler un joint, goguenard : « j’ai fait assez de social pour
aujourd’hui ».
« Je fascine les bourgeois », disait-il en riant. Le gamin de
Bondy n’était jamais loin. Même quand il passait sur France Culture. Même quand
il traitait avec les Éditions Eyrolles.
Dans les repas d’affaires, qui l’ennuyaient beaucoup, il ne goûta
jamais aux grands crus que proposaient les hommes des directions générales des
plus grosses boîtes. Il commandait du Coca Cola. Et se réjouissait de les
choquer.
(silence)
Aujourd'hui, nous te disons au-revoir, Nadoulski.
Même si tu nous avais quittés depuis longtemps.
Au fil des années, tu nous avais tous un peu laissés au bord du chemin,
dans ta folle fuite en avant.
Tu n’as laissé personne indifférent. Tu as causé du dépit amoureux pour
certaines ; du dépit amical pour d’autres. Et le regret et le chagrin,
pour d’autres encore, de n’avoir pas pu solder les comptes, ou, au moins, avoir
une explication.
Tu nous laisses des textes, des livres, une modélisation brillante du système
stratégique DIA (Direct, Indirect, Anticipation), qui est enseignée dans
l’armée française, à l’Ecole de Guerre.
Enfin, et surtout, tu fus le père de Marie, de Daphné, d’Ulysse.
Nous remercions Marie, de t’avoir protégé dans la dernière ligne droite
de ta vie.
Je remercie Daphné, d’avoir veillé sur ton bien-être, avec tant de
sollicitude, jusqu’à la fin.
Nous vous remercions tous, ici présents, du fond du cœur, d’être venus
aujourd’hui.
Bernard aura rendu bien difficile le deuil que nous vivons.
(silence)
Et je te remercie, Bernard.
Pour ta tolérance, quand j’emmenais les enfants à la chorale
paroissiale et à la messe, à Pierrefonds. « Après tout, nous sommes tous
des enfants de Dieu ! », disais-tu.
Pour nos conversations sans fin, qui m’ont tellement manqué, quand tu
es parti vivre au Blanc.
Pour avoir ouvert mon horizon, mes perspectives, et les champs du
possible.
Nous avons été costauds, tous les deux. Mais je suis plus forte
aujourd’hui.
Mon cher Nadoulski, apaise-toi, tu peux partir tranquille, nos pensées tendres vont t’accompagner.
Elisabeth, Le Blanc, 27 juin 2022.
Bernard NADOULEK, dit « Bob NADOULEK »
JAFFA, 3 mai
1950 -
LE BLANC, 19 juin 2022