mardi 29 novembre 2022

 

NADOULSKI

 

Et bien voilà. Nous sommes très peu, aujourd’hui.

Mais au fond, c’est l’histoire de ta vie. C’est en cavalier seul que tu traversais les époques, les groupes. Musicien professionnel, professeur d’arts martiaux, journaliste, essayiste, docteur en philosophie, conseil en entreprise, de la revue Matin d’un Blues (au nom magnifique) à Nadoulek Consultants. De la ville dure, rapide, énervée, de Paris…, à la splendeur de Pierrefonds !

De l’enfant pauvre au consultant international.

Tu as passé ta vie à la brûler par tous les bouts. Et tu as laissé derrière toi des ruines fumantes. La politique de la terre brûlée. Brûler ce que l’on aime. Seul comptait ton destin. Et il fut extraordinaire. Hors normes.

(silence)

Bernard est né à Jaffa. « Dans les orangeraies », comme il aimait dire. Camille et Batia, ses parents, s’étaient rencontrés dans l’armée israélienne. Camille, d’origine polonaise. Batia, née à Bagdad. Les rafles et les déportations les avaient poussés tous les deux jusqu’à la Terre Promise.

Quand Bernard eut presque 5 ans, ses parents s’installèrent à Paris. Passage des fours à chaux. Paris 19ème. Il faisait froid. Les murs du tout petit appartement étaient couverts de salpêtre. Et les enfants de l’école ne comprenaient pas l’hébreu.

Puis Daniel naquit. Puis Jean-Michel. La famille s’était installée dans un logement neuf, avec des sanitaires modernes, à Bondy, Seine-Saint Denis.

À l’âge de raison (façon de parler, car Bernard ne fut JAMAIS raisonnable), enfant très précoce, curieux de tout, avec des aspirations supérieures, Bernard cessa de dormir la nuit. C’est en classe qu’il se reposait toute la journée. Et toutes les nuits, il lisait. Tout ce qui passait à sa portée : les romans-photos de Batia, les notices techniques de son père, les revues qu’il volait et qu’il dissimulait avec soin, de crainte que son recel fût découvert et violemment réprimandé !

Puis il lut intégralement tous les livres de la bibliothèque de son école, à raison de 3, 4 livres par nuit. Et comme on le traitait de menteur, il dût prouver qu’il en connaissait tous les détails… Tout était déjà là : la passion des livres, la mémoire absolue, le sens du récit, la concentration, le goût du savoir, de la connaissance. La ruse, et l’aplomb.

Et puis il a grandi. Au milieu des bandes de blousons noirs. Les répétitions dans les garages. Les premiers concerts. Bernard, basse, guitare, chant, décida qu’on l’appellerait « Bob ». Il écoutait James Brown.

Sa précocité et sa stature (1m84 à 14 ans). Le refus de partir dans une filière pro CAP de soudeur. Les fugues pour rejoindre des formations et donner des concerts. Et l’étude du solfège et de l’harmonie. En autodidacte. Squatter chez les copains. Fuir Bondy, l’usine, et embrasser Paris et une carrière dans le show biz. Pour vivre, il fut musicien de studio. Il accompagna Coluche, Le Grand Orchestre du Splendid, Lavilliers…

Les scènes alternatives, les cafés-théâtres. Bernard rencontra et épousa Marie-Christine. Marie naquit en 1968. Il me parla bien souvent des traversées de Paris en moto, avec la petite Marie accrochée à lui. Quand il filait d’un studio d’enregistrement à son dojo, de la Faculté de Vincennes (où il interrompait sans coup férir le cours de Deleuze, avec une assurance qui fascinait le vieux maître) à une répétition de théâtre…

Il y eut les Autonomes, le mouvement MARGE, les articles dans Libé, dans la revue Esprit, la création de L’Impensé Radical. Et les amis normaliens du groupe Camarades : Daniel Cohen, Michel Marian…

Les cours de karaté, Laurent Nodinot, Christian Harbulot, José Lepiez…

Nous nous sommes rencontrés en 1984. Création de la société Macroscope. Puis Nadoulek Consultants. Lorsque j’avais expliqué à Bernard que son travail sur les civilisations pouvait intéresser les entreprises, il était resté coi, rigolard et incrédule. Mais il percuta très vite : ainsi donc, tout son travail, toutes ses recherches sur les cultures, son militantisme d’extrême-gauche, sa gouaille à la Coluche et son sérieux quand il maniait les concepts… Sa posture martiale, sa triomphante désinvolture, son irrespect des convenances et des hiérarchies… Mais surtout, surtout, son érudition…

Il venait de comprendre que tout lui servirait !

Il devint une référence. Il fut le spécialiste du comparatisme. Il comparait les 7 grandes civilisations, en décrivant leurs fondements culturels : histoire, religion, approche de la stratégie… 

Bernard, devenu docteur en philosophie, tenait en haleine son public. Il bougeait sur la scène comme un félin menaçant. Et ses saillies verbales un peu extrêmes choquaient parfois son auditoire de cadres supérieurs et de chefs d’entreprise, formatés pas nos Grandes Écoles.

Bernard enseigna à l’Ecole Centrale, à l’Ecole Nationale Supérieure des Télécommunications, à Sciences Po Paris, au CRC (Centre de Recherches des Chefs d’entreprise), à HEC, à l’ESIEA (Ecole Supérieure d’Informatique), etc.

Il anima des séminaires de formation pour les plus grandes entreprises françaises (ainsi, il parla 9 journées de suite, pour Apple France. 9 journées sans un support, sans une note !).

Sa culture, son talent conjurèrent les critiques sur son style de « loubard de banlieue ».

Charles Darmon, notre expert-comptable, voyait passer les facturations des journées de formation. Il se souvient de l’assurance de Bernard pour monnayer au plus haut ses conférences.

Nadoulski aura toujours gardé son esprit frondeur. Perso. Mal dégrossi. Qui n’a pas les codes pour se tenir à table. Qui quitte les convives pour se rouler un joint, goguenard : « j’ai fait assez de social pour aujourd’hui ».

« Je fascine les bourgeois », disait-il en riant. Le gamin de Bondy n’était jamais loin. Même quand il passait sur France Culture. Même quand il traitait avec les Éditions Eyrolles.

Dans les repas d’affaires, qui l’ennuyaient beaucoup, il ne goûta jamais aux grands crus que proposaient les hommes des directions générales des plus grosses boîtes. Il commandait du Coca Cola. Et se réjouissait de les choquer.

(silence)

Aujourd'hui, nous te disons au-revoir, Nadoulski.

Même si tu nous avais quittés depuis longtemps.

Au fil des années, tu nous avais tous un peu laissés au bord du chemin, dans ta folle fuite en avant.

Tu n’as laissé personne indifférent. Tu as causé du dépit amoureux pour certaines ; du dépit amical pour d’autres. Et le regret et le chagrin, pour d’autres encore, de n’avoir pas pu solder les comptes, ou, au moins, avoir une explication.

Tu nous laisses des textes, des livres, une modélisation brillante du système stratégique DIA (Direct, Indirect, Anticipation), qui est enseignée dans l’armée française, à l’Ecole de Guerre.

Enfin, et surtout, tu fus le père de Marie, de Daphné, d’Ulysse.

Nous remercions Marie, de t’avoir protégé dans la dernière ligne droite de ta vie.

Je remercie Daphné, d’avoir veillé sur ton bien-être, avec tant de sollicitude, jusqu’à la fin.

Nous vous remercions tous, ici présents, du fond du cœur, d’être venus aujourd’hui.

Bernard aura rendu bien difficile le deuil que nous vivons.

(silence)

Et je te remercie, Bernard.

Pour ta tolérance, quand j’emmenais les enfants à la chorale paroissiale et à la messe, à Pierrefonds. « Après tout, nous sommes tous des enfants de Dieu ! », disais-tu.

Pour nos conversations sans fin, qui m’ont tellement manqué, quand tu es parti vivre au Blanc.

Pour avoir ouvert mon horizon, mes perspectives, et les champs du possible.

Nous avons été costauds, tous les deux. Mais je suis plus forte aujourd’hui.

Mon cher Nadoulski, apaise-toi, tu peux partir tranquille, nos pensées tendres vont t’accompagner.

                               

Elisabeth, Le Blanc, 27 juin 2022.


 

Bernard NADOULEK, dit « Bob NADOULEK »

JAFFA, 3 mai 1950   -   LE BLANC, 19 juin 2022

lundi 28 novembre 2022

 



Le secret d’Édouard

 

 

SAUSSAY

Édouard sait. Il sait des choses. Des choses qui ne servent à rien, dit Mireille, depuis 50 ans. Alors il sourit et il se tait. Mais il sait. Il sait qu’à la mi-février, le hêtre pourpre du bosquet, au centre du « triangle enchanté », comme il le nomme, il sait que cet arbre-là abritera, cette année encore, tout en haut de son houppier, une nouvelle génération de rapaces. Il les observe depuis si longtemps, sur cette terre du Vexin, aux confins de la Normandie et de l’Ile-de-France ! 

Depuis son enfance à Saussay-la-Campagne, il a choisi cet arbre. 

Il arpentait les chemins et les champs avec Thérèse, sa grand-mère. Ils allaient de lieu-dit en lieu-dit : des Cinq Épines au Haut cruel, du Haut Cruel aux Navets, des Navets aux Cinq Épines. Un triangle… Parfait ! Ils patrouillaient, en quelque sorte. Ils connaissaient les terriers, les chemins creux, les champs et les prairies, « Regarde, Édouard, ici, tu ne verras plus un lapin, les lièvres les ont chassés… ». Ils observaient les nuages, le sens du vent, les oiseaux, le ramdam des étourneaux, la plongée du rapace vers sa cible, le cri d’alerte des rongeurs affolés par l’ombre filant sur le sol. Mais, trop tard. L’oiseau repartait avec la proie dans ses serres. Un jour, ils avaient remarqué le manège de l’un d’entre eux, gêné dans son vol par une musaraigne qui se débattait. L’oiseau l’avait alors lâchée, d’assez haut pour que la chute fût mortelle, puis il avait fondu à nouveau sur elle, emportant alors tranquillement le corps sans vie de la malheureuse... Enlevée à sa famille et aussi aux chats, aux chouettes et hiboux, aux serpents, aux fouines et putois, hermines et belettes !

Édouard et sa grand-mère s’arrêtaient toujours sous l’ombre majestueuse du hêtre pourpre et elle sortait de son tablier des morceaux bruts de sucre brun, reliés par du fil blanc. Du sucre candi à la ficelle, pour le remercier d’avoir sorti du jardin quelques limaces voraces qu'il ne manquait pas de déporter prestement, plus loin, à l’ombre, au bord des chemins creux, pour repaître les hérissons de Saussay.

Tous deux filaient au vent, et chaque fois qu’ils passaient au lieu-dit les Navets, Thérèse lui parlait de cinéma, des films muets de son enfance et de l’avènement du parlant.

Chaque fois qu’ils dépassaient le Haut Cruel, elle le terrifiait : « Attention, Édouard, sauve-toi, sauve-toi ! Puis elle criait « C’est bon, arrête de courir, ils ne nous auront pas ! … Enfin, pas cette fois-ci… ».

Chaque fois qu’aux Cinq Épines Thérèse s’arrêtait pour souffler un peu, elle racontait que les cinq grands acacias, plantés par la fée Anus, avaient des pouvoirs magiques. D'un ton docte et entendu, elle disait que l’acacia régule la glycémie, mais surtout, qu’il soulage la constipation et réduit les ballonnements. Elle rigolait. Bref, on cueillait les fleurs pour concocter des tisanes, en s’adonnant joyeusement à un « quart d’heure gros mots ». On parlait de prouts, de pets et de flatulences. « Ce qui se passe aux Cinq Épines reste au Cinq Épines », chantonnait Thérèse. On n’allait quand même pas choquer le reste du monde !

Quand elle était trop occupée au potager, Édouard s’échappait dans les champs, il filait vers le bosquet. Et quand les petits copains n’étaient pas là, il saluait gentiment l’arbre d’un furtif baiser sur le tronc lisse de son ami. Ce hêtre, qui jamais n’avait connu de taille sévère, avait déjà de solides branches basses qui rendaient son ascension moins périlleuse. Alors Édouard grimpait et s’installait sur une branche confortable. Puis, caché dans le feuillage pourpre, il ouvrait un livre, en surveillant du coin de l’œil la faune des champs alentour.

 

VERNON

Cela va faire bientôt deux heures que je suis plantée sur le parvis de la Collégiale Notre Dame, à Vernon. Tout à l’heure, j’étais seulement inquiète. Maintenant c’est l’angoisse qui monte. Pourtant, j’ai cru bien faire… Le Direct, l’Indirect, l’Anticipation. Les trois modèles de stratégie. Le Direct, la montée aux enchères, la directivité… Non, pas la peine de les énerver. L’Indirect, contourner l’obstacle, induire les choses, ne pas y aller frontal, mais encercler tout de même l’adversaire. Mais ce sont des artistes, ils sont fins, ils vont me voir venir ! Alors l’Anticipation… Oui, très bien, tout anticiper, pour que tout se passe au mieux : alors, surtout, leur faire prendre l’autoroute au départ de Paris et leur donner rendez-vous sur le parvis de la collégiale Notre Dame de Vernon, visible de partout, quel que soit le chemin emprunté, GPS ou pas GPS… Leur préciser que cette église est face à la mairie. Toutes les mairies de toutes les communes de France sont convenablement signalées !

Bref. Je les attends. Édouard m’avait dit, tu verras, l’équipe de tournage, les techniciens, ils ont un côté artiste, mais il y a une scientifique avec eux, spécialiste des rapaces, ornithologue de renom, elle a un master en biodiversité, etc. Ces gens-là sont sérieux, tout de même.

Ces gens-là, me dis-je, trimballent tout le matériel, les caméras, les drones, la grue, les tentes. Ils ont le sens des responsabilités. Alors ok, ils sont en camion. Mais ça roule bien, aujourd’hui. Qu’est-ce qu’ils foutent ?

Mon désarroi est d’autant plus grand qu’Édouard et Mireille m’attendent dans la petite longère héritée de Thérèse. À l’heure de la retraite, ils se sont tranquillement retirés à Saussay-la-Campagne, et Édouard, alité depuis quelques temps, se réjouit d’avoir eu le temps de signaler son arbre à des spécialistes. Depuis des années, il tentait de le faire inscrire au registre national des arbres remarquables. La procédure est longue et les forces d’Édouard s’amenuisent. Alors ce tournage, c’est la promesse que les enfants, les étudiants, les accros à YouTube, les curieux de nature, les passionnés de tous ordres, les adeptes du Net, seront nombreux à découvrir la splendeur de son hêtre pourpre et les rapaces qui y nichent depuis tant d’années. C’est tout de même une consécration.

Deux heures et quart que j’attends l’équipe de tournage. Je commence à ne plus y croire. Je me tourne vers l’église, je contemple une fois encore son fronton sculpté, et je vois la porte en bois s’entrouvrir. En sortent un prêtre, en soutane, le visage fermé, suivi d’une religieuse, toute de gris vêtue, d’allure chétive. Stupéfaction dans le regard du prêtre. Et crainte dans celui de la sœur qui le suit. Une voix de stentor vient de proférer un tonitruant « Bonjour monsieur le curé ! ». « Nous avons rendez-vous sur votre parvis ! Merci de nous accueillir ! Dans l’amour de Dieu !» S’ensuit un éclat de rire et j’entends une autre voix : « Déso, mon rep, il gueule comme un tebé ! ».

On m’avait prévenue. Le premier mec est un sosie de Johnny. Mais la ressemblance est saisissante. Jusque dans les tatouages, les bijoux de biker, le perfecto, les santiags, le T-Shirt avec « Hells Angels » floqué en lettres d’or. Mais on ne m’avait pas dit qu’il parlait exactement comme lui. Johnny est mort, vive Johnny ! Ce gars-là n’imite pas Johnny Hallyday, il le remplace !

Quant à son pote, il parle en verlan. Il a posé sa casquette à l’envers, sur son crâne sont collés quelques cheveux gras. Il rit comme un idiot. Il est ringard. Ringard et gentil : il se tourne vers la religieuse. « Hey ! Ma reusse ! C'est pas la teuf tous les jours, avec le cureton ? ». Il se marre et ajoute, à l’intention du curé : « On est là pour filmer un troupeau de zebus »

Johnny le reprend : « C’est un troupeau de buses ! Mon père, on est chez vous pour filmer des buses ! » Le curé de Vernon, dans un mouvement de soutane, file sans demander son reste. La religieuse lui emboîte le pas, vite fait. Johnny les poursuit : « On n’est pas là pour votre troupeau de moutons. On vous les laisse. Un pasteur à la fois ! »

Hilares, satisfaits de leurs vannes et amusés d'avoir mis en fuite le clergé coincé de cette ville de campagne, les deux loustics m’emmènent vers le camion de la production. Je salue le reste de l’équipe. Ils vont me suivre jusqu’au triangle magique d’Édouard.

 

LES BUSES

Pendant que l’équipe décharge le camion, je m’absente pour saluer Édouard et Mireille. « Va l’embrasser, me dit-elle, je prépare une tisane ». Il est confortablement installé. J’embrasse son front lisse et tiède. Comme l’écorce de son arbre en été.

Puis je prends congé. Mireille est tendue :« Repasse tout à l’heure, s’il-te-plaît ! »

Autour du bosquet, tout est prêt. Ils ont dissimulé des caméras, préparé des téléobjectifs sophistiqués. À bonne distance du hêtre pourpre et de ses nids.

La scientifique, Ségolène Royaume, rappelle aux preneurs de son, aux cadreurs et au reste de l’équipe, que les buses variables parcourent les champs et les prairies pour se nourrir. Et que nous sommes sur leur territoire de chasse. Elles ont choisi pour habitat ce bosquet, et plus précisément ce grand arbre, car elles aiment nicher dans des endroits élevés. Elles se nourrissent de petits rongeurs, de jeunes oiseaux, de reptiles et de vers de terre, de limaces, de hannetons et de coléoptères. Dans tous les cas, en pénétrant sur leurs terres, nous devenons des menaces, et si nous nous dirigeons vers leur nid, elles simuleront des attaques. Elles tuent les poules sans coup férir, elles n’hésiteront pas à fondre sur nous pour nous lacérer. Environ 800 – 900 grammes, lancés à pleine vitesse, avec des serres, un bec acérés et le projet de nous lacérer ! Il vaut mieux lever les bras et se protéger le visage.

Je me permets d’intervenir : « Édouard m’a expliqué que si une buse nous attaque, il faut rester calme et ne pas courir car comme nous ne savons pas si nous avançons dans la direction de son nid, elle pourrait croire que nous fonçons vers ses petits ». Ségolène est excédée. Je vois son sourcil se lever mais elle contient son mépris. Parfaite maîtrise. Elle devrait faire de la politique.

Pendant qu’à 500 mètres, dans la longère héritée de Thérèse, avec Mireille qui veille à ses côtés, Édouard est tout tranquille, l’équipe de tournage, tendue et concentrée, se fige, Johnny se dresse, il lève le bras vers nous et murmure : «Taisez-vous… ! Silence, on tourne… » 

 

Épilogue

Je les ai laissés travailler. Il ne faut pas trop de monde à la fois, pour capter les mystères et les merveilles de la nature. Le hêtre faisait bruisser ses feuilles pourpres, les champs qui s’étendent du Haut Cruel aux Cinq Épines et aux Navets ondulaient sous la brise. L’air avait fraîchi.

Une grande paix s’était emparée de la campagne.

Je poussai la porte de la maison de Thérèse. Mireille me murmura : « Va l’embrasser ». Je me penchai sur Édouard. Son front était lisse. Et froid. Comme l’écorce de son hêtre en hiver.

Nous bûmes à ses côtés une tisane de fleurs d’acacia. Un instant plus tard l’ambulance funéraire arrivait.

Dans quelques temps, les buses auraient quitté leur nid et les cendres d’Édouard se mêleraient à la terre du triangle enchanté. Au pied de son hêtre pourpre.

Tout le monde le sait. Les arbres nous survivent. 

 

Élisabeth

Berthenonville, juin 2022.