Dans l’entreprise, la caractéristique principale de l’Insoumis est sa mobilité. Souvent entre deux affectations, en mutation, en attente d’un changement "stratégique", il reçoit dans un bureau, provisoire bien sûr, "ils m’ont collé là pour quelques semaines, puis je pars chez les huiles…" On n’aura aucune peine à le croire : l’empressement des secrétaires à l’annonce de son nom en dit plus sur sa puissance que l’organigramme du service. 
Bouche moqueuse, sévère, l’Insoumis démarre très vite l’entretien et rit de lui-même en évoquant avec quelle force, au début de sa carrière, les illusions s’étaient emparées de lui et en avaient fait leur dupe. Depuis, il promène un regard affûté sur les entreprises en général, celle-ci en particulier (une très grosse banque), et ses propos passent sans prévenir de l’ironie au cynisme, de la critique au mépris, de la condamnation à la plaisanterie. Sa parole hachée à la hâte jaillit de ses lèvres fines et les ruptures successives de son discours dessinent à grands traits la construction d’une synthèse élégante.
L’Insoumis commence par dire son parcours du combattant : il en a ressenti des souffrances, peu connues de son entourage et courageusement portées cependant, dédaigné ou honoré selon que ses directions successives le trouvaient encombrant ou nécessaire. Champion de la réorganisation, il a pâti de ce qu’il y a de barbare dans l’organisation même de l’entreprise qui, dit-il, relève à jamais du chaos. Il a frôlé l’échafaud à plusieurs reprises avant d’apprendre la prudence et la nécessité d’une approche systémique. Il lit beaucoup et les théories de Paolo Alto lui ont permis de transformer ses concessions en stratégies. S’il est aujourd’hui si féroce, également pour lui-même, c’est que dans une structure certes encadrée mais "structurellement et définitivement désorganisée" appuie-t-il, sa condition de cadre dirigeant est absurde. Il a cru aux bienfaits des subites réorganisations ; il conçoit aujourd’hui le bien-fondé des améliorations successives. Il a cru bon d’attirer l’attention sur "les carences, le foutoir, le bordel, les bureaux dégueulasses, les types qui s’en foutent", qu’il sentait comme des blessures. Il a cru un moment qu’agissant ainsi, mobilisant la hiérarchie, le guérison ne tarderait pas. Mais on n’est pas toujours maître de jouer le rôle qu’on eût aimé ; les fatigues et les ennuis ne furent point épargnés à l’Insoumis, ainsi que les placards, qui trempèrent son âme dans une patience à toute épreuve et régénérèrent ses forces dans le recueillement solitaire et l’étude.
De ces bureaux éloignés à l’envi de la Direction Générale, où l’avaient précipité ses velléités de changement et d’organisation, il exerça bientôt une attentive et persévérante observation qui devait faire son profit pour l’avenir. Il dut même à ces épreuves l’opportunité de se faire une idée de la nature humaine qu’il n’eût pu acquérir autrement. Il apprit beaucoup de l’auscultation des décideurs magouilleurs, qu’il sut finalement tolérer et, art suprême, utiliser. Il y a longtemps, un jour de disgrâce qu’on l’avait parqué dans un sombre et laid bureau de fond de couloir, il goûta même au plaisir de lire dans les âmes : par un miracle de sonorisation, il capta pendant trois longs mois de solitude et de désœuvrement forcé tout ce qui s’échangeait là-bas, à vingt mètres, autour de la machine à café. C’est ainsi que jeune encore, il acquit l’observation profonde d’un philosophe, la ruse d’un sous-archevêque et parfois la grâce de l’homme de cour.
L’Insoumis savait dorénavant les conditions dans lesquelles s’exerce inévitablement l’activité d’un patron sur le terrain de l’entreprise et comment elles n’ont rien à voir avec ce qui lui fut enseigné : on ne connaît jamais a priori les forces en présence, l’environnement, l’avantage concurrentiel… Il comprit que les dirigeants ne se trouvent pas au commencement mais toujours au milieu d’une série mouvante d’évènements, de telle sorte que jamais, à aucun moment, ils ne sont en état de saisir tout le sens de ce qui se passe et les conséquences de ce qu’ils entreprennent. La signification se meut insensiblement, de façon continue, se précisant sans cesse ; et à chaque moment de cette progression, le décideur se trouve au centre d’un jeu complexe d’intrigues, de préoccupations, d’influences, d’autorités diverses, de projets, de conseils, de menaces, de mensonges, d’illusions et constamment obligé de répondre aux innombrables questions qu’on lui pose, souvent contradictoires. Chacun vient s’exprimer le plus sérieusement du monde sur telle campagne en cours, mais ce n’est pas un, mais dix projets à la fois qu’a devant lui le chef, surtout dans les moments difficiles. Toutes ces propositions, basées sur des considérations stratégiques et tactiques, s’opposent les unes aux autres, irrémédiablement.
Après vingt cinq ans de carrière, il semble aujourd’hui à l’Insoumis que sa tâche consiste uniquement à choisir l’un d’entre ces projets et même cela, parfois, il ne peut le faire : les évènements ne lui en laissent pas le temps et le cours des choses suit une pente imprécise.
Quand vient la crise, la brillante société de ses collègues, conviée à la réunion, discute par petits groupes des avantages et des inconvénients de "notre position sur ce marché", de la situation des troupes, des divers plans proposés… Personne ne plaisante, ne rit, ne sourit, chacun cherche à se maintenir au niveau des circonstances, tous, surtout, tâchent de rester à proximité de l’Insoumis et parlent de façon à ce qu’il puisse les entendre. Même quand il n’a pas le pouvoir apparent, chacun connaît sa force, lui reconnaît une légitimité, et sait qu’en fin de réunion la direction se tournera vers lui pour la synthèse… Fut-ce pour lui faire à nouveau goûter la disgrâce si ses analyses sans complaisance remettaient par trop en cause la hiérarchie.
Cette allégeance, qu’il moque en général, lui plaît un peu quand elle est dirigée vers lui qui joue à examiner et pénétrer la bizarrerie de l’un, la faiblesse de l’autre, la vanité de celui-ci, la bassesse de celui-là. Avec un discernement profond, il ramène au point exact du vrai, du moins à sa vérité, les choses, les discours, les faits ; et s’il ne réussit pas à détromper les autres, et d’ailleurs ce n’est pas toujours sa préoccupation, il a du moins la secrète satisfaction de n’être pas du nombre des aveugles. 
Autre facette de son esprit, le secret : souvent, les insoumis rencontrés étaient francs-maçons ou membres discrets mais actifs d’un syndicat ou d’un parti. Militants, ils n’avaient pas tardé à perdre leurs illusions pour survivre, mais ils étaient constants au point que leur investissement en politique devenait une rente solide, utile à leur carrière.
L’Insoumis a maintenant atteint la maturité ; il voit débarquer dans l’entreprise des jeunes diplômés dynamiques dont beaucoup se sentent sans appuis et déconcertés. Il ne s’alarme plus guère aujourd’hui pour eux et ne songe pas à tenir le rôle du maître à penser : le pouvoir dans l’entreprise est un art qui a ses maîtres et ses apprentis ; à certains c’est une occupation, un embarras, à l’Insoumis c’est devenu un jeu, presque un amusement. 
Il sait d’expérience que la même inconstance qui le maltraitait hier peut le caresser aujourd’hui. C’est ainsi que dès l’annonce de troubles, par exemple une placardisation due à une conjoncture politique néfaste à ses projets, il réfléchit au remède en homme sage, considère les écueils et ne compte sur personne vraiment, afin que nul ne le trahisse ! Il sait le manège délicat pour se faire une réputation dans l’entreprise, et pour la conserver. Mais il sait surtout qu’il est vain de compter sur les autres, de même qu’il le serait qu’on comptât sur lui : les hommes sont lents à estimer et prompts à mépriser.
Il sait, en outre, qu’en cas de crise aigüe on fait appel à lui. Dès que l'amputation d'une filiale déficiente devient indispensable, on le tire de son isolement avec mille courbettes. On se souvient tout à coup que, le plus souvent, il avait prévu le mal et on s’en remet à lui pour y remédier. Il redevient l’homme devant qui l’on tremble, soulève à lui seul le fardeau gênant et ne rejette jamais la responsabilité plus bas que lui. Gaulliste, il connaît le sens de la grandeur et les principes que son maître expose dans "Le fil de l’épée". Alors, il intervient, il analyse, tire le bilan, mesure les maux et leurs remèdes. Sans pitié il coupe les têtes, sachant à l’avance qu’on le sacrifiera en dernier, sa mission accomplie. 
Il a lu Machiavel aussi, il fait la part du cynisme et de la virtu. Dans les crises, sa virtu le force à décréter les "charrettes", à couper les membres malades pour sauver à tout prix ce qui peut l’être. Dans le dénouement, son cynisme lui souffle que sa propre décapitation n’est qu’une illusion du vulgaire. On le promeut ailleurs, voilà tout.
Les hommes et les femmes qui l’entourent dans l’entreprise rabattent de leur suffisance à sa vue, cessant tout à coup d’être si contents d’eux-mêmes. Ils admirent la force de sa conception, la sagesse de ses raisonnements, la profondeur de ses réflexions, la justesse de ses critiques. Mais ils le craignent, l’Insoumis fait peur, il faut être son pair pour qu’il vous reconnaisse, pour qu’il vous regarde, pour qu’enfin il vous voie, sans complaisance mais sans injustice.
Amoureux de la Raison, il n’est pas pour autant insensible à la chaleur du genre humain et à certains élans du cœur. Il regrette peut-être en secret qu’on ne sache rien de son humanisme. Mais c’est que, le plus souvent, il le dissimule...

Extrait de "Portraits de Francs-Tireurs", enquête sur les comportements des Français dans l’entreprise, in "Base de Connaissances sur la Mondialisation des Cultures" Publication Ministère de la Recherche (Aditech).