mardi 28 octobre 2014

LE DISCRET (extrait de Portraits de Francs-Tireurs, à la manière de La Bruyère)



LE DISCRET

 Souvent le Discret affiche un air absent et soucieux. Si avec Voltaire on pose que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, on verra combien légitimes sont les souffrances du Discret dans l’univers professionnel. 

 Toutefois, le plaindre serait sot, il ne va pas si mal, il connaît que la source du bonheur c’est la sagesse, et la source du malheur la folie, il a des armes secrètes dont il ignore le tranchant. 

Autrefois, on a avec conscience, et pour son bien, cassé ses jouets et ses rêves d’enfant. Il voulait conduire des locomotives, on lui confisqua son train électrique, on lui commanda d’être en toutes matières le premier de sa classe, ce qu’il fit d’ailleurs, simplement pour avoir la paix. A dix-sept ans il avait choisi : il serait pilote de chasse. On lui reprocha son manque de sérieux, on lui répéta qu’il serait plus séant de devenir ingénieur. Contraint, il développa des qualités d’autodéfense. De petit garçon poète, solitaire et travailleur, il devint jeune homme matheux, solitaire et travailleur. Et il « fit » Polytechnique, sans joie et sans problèmes. 


A son tout premier poste, son diplôme le plaça, sans qu’on lui ait pourtant donné une mission précise, au milieu du vivier des « hauts potentiels » : il y saisit bientôt l’apparence extérieure de toute chose, ce dont il était peu coutumier. Cet homme timide, au ton réservé, classiquement vêtu d’une manière qui n’était pas sienne mais sans doute du goût de sa femme, me reçut pour entamer une conversation agréable, comme entre deux personnes d’esprit : l’une, le Discret, ne s’exprimait qu’à demi-mot, et l’autre comprenait ses pensées. C’était un plaisir de sentir sa retenue délicate, à ne dire précisément que ce qui suffit pour être compris. Rapidement, il laissa voir un fond de malice et tout simple qu’il semblait sur sa conduite, il se révéla fort malin sur celle d’autrui. Dans l’entreprise, pour être celui que se tait, il n’en est pas moins celui qui entend et qui voit, et lui qui sans doute communiquait peu avec les autres cadres, fut soudain intarissable sur eux. 


Il brossait d’une voix sans passion des portraits concis, à grands traits efficaces, sans doute au fond parce qu’il ne mettait pas beaucoup d’affect dans sa description. Il exposa comment l’un, qui n’avait jamais désiré travailler dans cette branche, laissait le champ libre à son esprit pour la course au pouvoir et rien d’autre ; comment un autre avançait parce qu’il semblait de bon conseil à un troisième dont le patron estimait les qualités personnelles ; d’autres encore, très sûrs d’eux-mêmes, qui en imposaient au même patron, qui, galvanisé à son tour, se montrait audacieux et décidé dans ses discours en réunion, plusieurs enfin, qui « marchaient bien » parce qu’ils étaient partout où était le boss. Il citait aussi ceux qui ont l’art de transmettre sous une forme plus accessible les idées et les travaux des responsables de la recherche et du développement, dont il était. Et il semblait envier leurs qualités, leur reconnaître un mérite, leur attribuer une facilité de communiquer qu’il ne se connaissait pas à lui-même, et qu’en fait personne ne lui reconnaissait. 

Dans cet univers agité, où sa réserve le maintenait à l’écart, le Discret discernait certains courants d’opinion, certains partis bien tranchés : il les décrivit à propos d’une décision dont ils avaient longuement débattu, bien qu’à la vérité, comme souvent en pareil cas, la chose à l’avance avait été une fois pour toutes décidée. Deux partis prônaient l’audace dans l’action et pratiquaient sans férir, l’un contre l’autre, l’intransigeance dans la discussion. Un troisième parti, celui auquel le directeur faisait visiblement le plus confiance, était celui des courtisans, et jouait le rôle de conciliateur entre les deux premiers. Les courtisans ont le discours des gens dépourvus de conviction mais désireux de paraître en avoir. Il y avait aussi le parti de ceux qui n’oublient pas les déconvenues et dont les jugements ont le mérite, mais aussi les inconvénients, de la sincérité. Il y avait ceux enfin qui misent tout sur un homme, non pour ses qualités humaines mais parce qu’il est, selon eux, le plus compétent : « qu’on lui donne de réels pouvoirs, et il montrera ce dont il est capable » disaient-ils. Mais celui-là a quitté l’entreprise, et ceux-là sont aujourd’hui bien menacés… 


Le Discret dans ce magma ? Il attendait comme toujours que chacun ait parlé, que chacun se soit découvert ou mis à couvert. Cette prudence n’était ni lâcheté, ni ladrerie, ni calcul, elle est seulement comme une seconde nature, née de sa réserve et de ses rêves piétinés. Et quand peut-être (ce n’est pas sûr) on se rappela sa présence, on lui demanda son avis, il répondit à voix si basse qu’elle fût aussitôt perdue dans le concert des autres. Et c’est bien ainsi, songeait le Discret nullement vexé, soulagé, dissout dans cette mouvance qui le portait. Dans ces réunions, deux sortes de caractère se dévoilent : ceux qui parlent naturellement peu, et ceux qui naturellement parlent beaucoup, l’art étant pour le président de réunion de savoir couper un peu la parole aux uns, et de commenter celle des autres. Le Discret appartiendrait au premier groupe, celui où l’on est plus enclin à minimiser les évènements, quand les autres les exagèreraient, et où on est d’autant plus contenu qu’on pense que toute exagération provoquerait des remous, compliquerait les choses, troublerait l’ordre et au bout du compte dérangerait la secrète ordonnance qu’on s’est une fois pour toutes imposée. 


Homme de discrétion, d’esprit, d’observation, le Discret conjugue ses atouts : peu de mots, parfois une pique admirablement placée, lui suffisent pour se faire entendre si d’aventure il a décidé qu’il lui coûterait plus de se taire que de prendre la parole, et son silence souvent parle et signifie à un interlocuteur intelligent plus qu’un long discours. Dans l’entreprise, cette pénétration d’esprit le sauve des traquenards que lui tendent les jeunes loups. Sur le plan personnel, au stade étonnant d’inaptitude qu’il atteint parfois dans ses rapports avec autrui, il n’aurait aucun moyen (ni donc aucune envie, car il est lucide) de courtiser qui que ce soit pour le bon déroulement de son plan de carrière : notre circonspect joue « perso ». 


Par ailleurs expert en sciences exactes, il évite les corrections de trajectoire, il se garde bien de viser trop haut, préférant viser juste. Mais ce faisant, il a fermé pour un temps la voie à un brin de mégalomanie qui le rendrait à la fois plus enthousiaste, plus fringant et aussi plus fragile, plus exposé, qui laisserait voir peut-être une faille. 


Dans son milieu professionnel, le Discret, esprit profond, vise deux points essentiels qui le mèneront sûrement à la connaissance intime de ses concurrents : en habile scrutateur, il remarque les raisonnements de ses collègues, et aussi leurs sentiments ; il les pèse, il les combine en secret et quand quelqu’un lui semble difficile à cerner, il redouble d’attention, de vigilance, de critique. Il est peu entouré et ceci lui convient, il ne s’ouvre et ne communique que sur la foi d’une amitié bien éprouvée, il s’observe dans ses discours, et ce qu’il est très vif à remarquer, il est très lent à le dire, au fond il est presque incapable d’une attitude chaleureuse vis-à-vis d’un autre. Il est vrai que pour conserver son caractère de judicieux critique, il faut qu’il se défende continuellement de trop raffiner dans l’étude qu’il fait des dossiers, des problèmes et des hommes, qu’il s’interdise de juger à la légère, d’être instable sur ses principes. Ainsi il évitera l’esclavage de la complaisance ou du préjugé. Aux esprits ulcérés qu’il voit se combattre autour de lui, il oppose un personnage d’homme critique, sans aigreur et sans passion, équitable mais réservé, de peur de confier la vérité à l’indiscrétion des intrigants, de peur aussi de compliquer toute chose et de troubler sa tranquillité. 


Quand le Discret perd une partie, il est sincèrement persuadé que cela tient à ce qu’il a commis une faute et il cherche longtemps cette faute en remontant au début, oubliant du même coup qu’il en a peut-être commis d’autres à chaque pas, tout au long de la partie qui se jouait, que peut-être aucun de ses coups n’était parfait. La faute qui attire son attention, il ne la remarque que parce que le cadre qui était son rival sur ce coup-là en a profité, le tout résultant d’innombrables heurts de volontés individuelles qui finissent par tirer en sursaut le Discret de sa torpeur schizophrénique. 

Il oppose parfois à l’ascendant naturel de certains collègues, une défiance outrée de lui-même qui, le faisant tomber dans une timidité excessive, peut faire baisser les égards des autres pour lui. Il devra travailler à se donner une autorité sinon sa secrète défiance à l’égard de lui-même couvrira la meilleure partie de ses belles qualités et le plongera dans la crainte ; et la peur qui l’étreint soudain au cours d’une réunion, quand il prend la parole, va jusqu’à le déconcerter parfois et suspend et égare son esprit, perd son jugement, trouble sa mémoire, tarit son imagination, glace sa langue. 

Les jours les plus cléments, où une raison le plus souvent totalement étrangère à son milieu professionnel lui donnera joie et force (obtention d’une qualification difficile en aviation, naissance de ses fils), il arrivera au Discret de lâcher comme par hasard une naïveté ingénieuse qui, sans blesser personne, égaie tout à coup la compagnie ; il est rare qu’on s’en offense, ceci échappant à un homme qu’on croit ingénu. Ingénu et sage : chargé il y a peu d’un projet de haute technologie, il est parvenu aux honneurs avant que de les désirer, et il s’en retirera avant que d’autres les désirent. Il a la prudence de l’éléphant, à quoi il conjugue la précaution du loup, et sa discrétion extrême fait que finalement, on ne peut pas ne pas le remarquer ! 

En le croisant pour la dernière fois, je trouvai un homme qui semblait en garde contre les élans et contre l’inattendu, ces fameux écueils de la politique et de la course au pouvoir. En le quittant j’appris avec surprise que sa passion était sur un terrain d’aviation de la région parisienne où l’on n’est jamais plus de trois jours sans le voir pratiquer cet art de l’aléatoire qu’est l’aviation légère, où on sait quand on part et jamais quand on revient. 


C’est dans les airs que le Discret a investi une part de son salaire, son imaginaire ; c’est dans les airs aussi qu’il rencontra sa femme. Appuyé sur elle, il a pris le risque de quitter, à trente cinq ans, son métier d’ingénieur chercheur, sans plus de loisirs, heure après heure, tour à tour inquiet et confiant, examens après examens, et de réaliser le rêve brisé dans son enfance. 


Il est aujourd’hui pilote de ligne, commandant de bord et instructeur. 



Extrait de "Portraits de Francs-Tireurs", enquête sur les comportements des Français dans l’entreprise, in "Base de Connaissances sur la Mondialisation des Cultures" Publication Ministère de la Recherche (Aditech).

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